Un garde un peu timide

La société de pêche venait de désigner un nouveau garde. Oui, à l'époque on disait la société de pêche, on ne s'emmerdait pas avec des AAPPMA et tout le monde comprenait. Le garde était un jeunot, le neveu du président de la société, comme par hasard ! C'est ça qui m'a énervé. Je l'avais appris par des collègues et on avait vu sa photo dans le journal local. Une bonne tête de jeune premier plein d'avenir. On le disait trouillard, ce qui lui avait valu le surnom de "couille-molle", au singulier en plus. Oui, on aurait pu dire poltron ou couard... mais on disait trouillard ou "couille-molle", ça aussi, tout le monde comprenait.
J'avais bien mémorisé sa tronche, et s'il venait me contrôler, j'étais sûr de le reconnaître.

Ça n'a pas loupé ! Deux ou trois semaines plus tard, je pêchais au vif dans mon coin habituel lorsque je l'ai vu débouler sur la rive d'en face. Il a contrôlé Jojo, un graineux qui me fournissait en vifs. Lorsque Jojo fut seul il me fit savoir que c'était le garde en tapant sa main sur son épaule comme on le faisait à l'armée pour signaler discrètement la venue d'un gradé. Puis j'ai vu le jeune coq franchir le pont. Sûr qu'il venait me contrôler le gringalet. Comme je suis assez frondeur et taquin, j'ai décidé de lui jouer un tour. Moins de 5 minutes après il est arrivé dans mon dos et mon plan était prêt :
- Ça mord ? Original le nouveau ai-je pensé en me retournant brusquement pour faire croire que je ne l'avais pas entendu arriver.
- Ouais, un peu... surtout des p'tiots !
- Ah ! que des petits ?
- Ouais, des comme ça... Trois depuis ce matin ! Je lui ai montré une longueur d'une trentaine de centimètres alors qu'à l'époque la maille du brochet venait de passer à cinquante centimètres. Tout en discutant, je lorgnais Jojo qui nous observait, et habitué à mes facéties il devait se demander ce qui se préparait.
- Ah oui ! et vous les remettez à l'eau alors ? Je le sentais venir et ça m'amusait.
- Ben non ! j'les planque dans ma bagnole, c'est les meilleurs. Y paraît qu'y a un nouveau garde qu'est pas facile. Un fumier à c'qu'on dit ! Alors j'les planque dans mon coffre.
- ...
- Enfin, moi j'm'en fous, après 5 ans d'légion, y peut v'nir le garde. C'est pas un gringalet de 70 kilos avec sa gourmette et son insigne qui va m'faire peur.
- ...
- J'lui colle une toise et j'le fous à l'eau.
Je l'ai senti très mal à l'aise, et je pense qu'il a jaugé mon gabarit. Comme je n'étais pas rasé comme ça m'arrivait souvent lorsque je partais de très bonne heure, je devais vraiment avoir une sale gueule. Ma tronche et ma carrure ont dû l'impressionner. Il a piétiné un peu sur place, puis a commencé à s'éloigner. Alors je l'ai appelé :
- Attendez !
- ???
- Vous ne voulez pas voir ma carte ?
- ???
- Vous êtes bien le nouveau garde... vous voulez voir ma carte ?
- Ah ben vous alors... Ah ben vous alors...
J'ai sorti ma carte et je lui ai offert une bière qu'il a acceptée. Fallait bien le rassurer !
On a parlé de problèmes de pêcheurs, de la pollution, du dépeuplement des rivières, des viandards sans scrupules qui raflent tout... Je lui ai même proposé de visiter mon coffre. Il a refusé en souriant.
Durant les années qui ont suivi il me faisait toujours un signe amical de la rive d'en face et franchissait parfois le pont - je crois que c'est surtout pour la bière que je lui offrais à chaque fois -, car il ne m'a plus jamais demandé ma carte de pêche. Sauf une fois, le jour où il a fait sa tournée avec le garde fédéral. Malgré mon allergie aux uniformes, j'ai lui ai aussi offert une bière au fédéral.
Oui, parfois, je mets de l'eau dans mon vin.

Au nom du Père qui créa l'Univers des eaux
Et du Fils nourri par toi au bord du Lac

Prie pour moi, saint Pierre.

Sois indulgent, toi qui as lancé l'épervier,
Aiguisé l'hameçon et tendu la ligne.

Protège de la destruction aveugle et du massacre
Les thons, les espadons, les marlins et les voiliers.

Garde pures de toute pollution les eaux des courants océaniques
Pour que ces merveilleux poissons puissent y vivre et se multiplier.

Anime dans mon esprit, par cet amour de la pêche que tu as partagé,
Le respect de la nature, donc de la liberté et de la vie.

Réserve pour mes départs ces paisibles matins de brume
Qui promettent le soleil.

Renouvelle dans mon cœur les provisions de patience et d'espoir
Qui sont le pain et le sel des pêcheurs, nos frères.

Gratifie-moi longtemps encore de retours heureux au crépuscule
Sur une mer calme, âme légère et reins brisés
Avec à mes pieds un beau poisson capturé honnêtement.
Exauce cette prière
Afin qu'au dernier jour soit claire comme le Gulf Stream
Ma conscience d'homme et de pêcheur sportif.

Accorde-moi d'enfin prendre DES POISSONS SI GRANDS
Que la tentation de mentir en les décrivant
Me soit à jamais épargnée
Car je ne suis qu'un pauvre pêcheur.

Ainsi soit-il !

Pierre Clostermann, Des poissons si grands.